dimanche 30 janvier 2022

Amour

 À ce qu’il paraît, c’est à mon tour de me laisser parler d’amour.

Parlons-en alors.

« J’aime… » Qu’est-ce que cela veut dire?

Disons d’abord que j’aime avec mon corps. Le lieu de l’amour, comme le lieu de n’importe quel sentiment, est d’être vécu corporellement, notamment dans le cas de l’amour, comme un feu dans ma poitrine. Quand je réfléchis sur mes sentiments, dans l’introspection, c’est mon corps sentimental qui m’apparaît. Ce même corps me paraît aisément insensible lorsque je suis dans la routine, dans l’habitude ou dans un autre rapport avec moi-même. L’attention creuse le corps des sentiments et y découvre un monde bien réel, bien accessible. Je ne peux pas m’y tromper. Fierté, honte, tristesse, colère, sérénité, mélanges de l’un ou de l’autre, c’est mon corps qui me le dit.

J’aime quand ma poitrine me dit que j’aime, quand mes trippes y participent, quand ma respiration est chargée d’un plaisir tout à fait sensible et palpable.

Je veux bien certes que l’amour ne soit pas qu’une sorte de drogue corporelle en moi. Si je sens mon amour ainsi, c’est aussi parce qu’il se passe d’autre de déterminant qui fait précisément que je me sens de cette façon. Qu’est-ce qui fait que j’aime, donc ?

Je peux parler d’un sentiment d’estime, d’admiration ou de sympathie face à quelque chose ou quelqu’un. L’amour se dote d’un caractère parfois esthétique, parfois moral. Ce serait un truisme de dire que j’aime la beauté. Mais il y a des beautés de toutes sortes, selon le goût de chacun. Et il est difficile d’identifier le caractère déterminant d’une beauté singulière, ce qui fait qu’elle nous inspire l’amour. Approximons ce point ainsi : la beauté est la force d’attraction et de position d’un être posé comme inspirant à s’y lier, s’y transformer ou s’y reconnaître.

Je suis inspiré à me lier aux œuvres d’art que j’aime. J’aime qu’elles me transforment. Je m’aime transformé par elles si bien que je m’y reconnais. J’y suis chez moi, pour ainsi dire, transformé et, pourtant, davantage moi-même.

De même, je suis inspiré à me lier aux caractères que j’aime. J’aime qu’elles m’influencent et je m’aime comme leur ressemblant dans quelque chose de leur esprit. Si les choses se composent différemment en moi, j’aime néanmoins l’analogie. C’est ainsi que je me projette avec plaisir chez ceux que j’aime tout en appréciant comment l’autre peut faire de même.  

Si les œuvres d’art ont un certain caractère d’achèvement, il n’en est pas de même des caractères qui peuvent changer avec le temps. Comment aimer quelqu’un qui change ?

J’aime d’abord que l’autre soit davantage lui-même. Comment peut-il l’être puisqu’il est déjà lui-même? C’est pourtant le même paradoxe que je ressens quand j’aime une œuvre d’art. Elle me rend réellement davantage moi-même quand je la contemple. La force avec laquelle je me pose comme moi-même varie ainsi dans le temps. Parfois, inspiré et riche par en dedans, je le suis plus, parfois je le suis moins. Au-delà du changement, j’aime l’intensité d’une affirmation de soi.

Mais en fait, cela ne vous dit pas quelque chose ? N’est-ce pas là, la beauté, soit la force d’attraction et de position d’un être posé comme inspirant à s’y lier, s’y transformer ou s’y reconnaître? Je reviens au truisme du fait d’aimer la beauté. Et je reviens aussi au fait que les beautés sont différentes, esthétiques ou morales, notamment. Ce développement ajoute néanmoins une tonalité de plus. Ce n’est pas simplement le contenu d’une beauté qui importe, c’est l’intensité de son affirmation, peut-être même quelque chose de sa pureté.

Cette explication débouche sur des traits voisins de caractère qui suscitent alors plus facilement chez moi l’admiration, l’estime ou la sympathie. Qui intensité, dit courage notamment. On dirait aussi quelque chose d’une authenticité. Comment une belle affirmation de soi pourrait faire son chemin facilement dans les demi-vérités ? Cela suppose une certaine lucidité sur soi aussi, une certaine conscience de son propre caractère. On pourrait certaine creuser davantage l’esprit sentimental de ce qui fait que j’aime. Et redisons-le sous forme de truisme, quitte y à soupçonner quelque chose de plus.

C’est une atmosphère qui respire l’amour, que je sens ici et maintenant, dans ma poitrine.

jeudi 28 octobre 2021

Capitalisme et système de santé

Le capitalisme a longtemps cohabité avec pour ainsi dire une absence de système de santé. Dans sa version sauvage du 19e siècle, chez les mineurs par exemple, l’espérance de vie y est très faible. C’est là, on pourrait dire son visage brut. L’exploitation et la répression y était visible et on ne tentait pas de convaincre les ouvriers que le capitalisme servait leur bonheur. Tout au plus, dans une autre catégorie de la population, on considérait que le travail des mineurs était une sorte de mal nécessaire pour le progrès de la science et de l’industrie, ce qui finira à son tour de bénéficier au simple travailleur, dont les conditions pourront éventuellement s’améliorer. Le capitalisme devient alors moins sauvage, d’autant qu’il a eu la pression d’un modèle concurrent, le communisme qui prétendait pouvoir le renverser.

Dans la deuxième version du capitalisme, c’est au contraire une tâche importante du capitalisme que de convaincre qu’il serait en mesure d’apporter le bonheur aux individus. L’image d’une bonne vie, alternant le travail et la consommation devient alors l’image d’une société heureuse grâce à l’effort collectif et en quelque sorte aux travailleurs sacrifiés qui ont participés à la construction d’une société industrielle en progrès. La société d’abondance apporte au travailleur le rêve qu’il pourra être heureux, dans la mesure de ses efforts et de la collaboration possible de chacun dans notre société.

Sans surprise, une telle vision s’accompagne, à la différence du visage brut du capitalisme d’une certaine offre de soins de santé offert aux travailleurs. Elle peut certainement varier d’une société à l’autre. Cependant, en général, une société d’abondance prend soin de ses travailleurs à la différence d’une société « en développement » où les nécessités s’imposent comme allant de soi et où l’on s’arrange avec les moyens du bord.

Dans le cadre de l’image de cette société d’abondance, on peut alors poser comme idéal de système de santé le principe suivant : que tout mort par maladie évitable soit évité puisqu’elle serait prise en charge par une armée de professionnel outillés des meilleures technologies disponibles pour guérir chaque patient. On peut s’approcher plus ou moins de cet idéal, mais il paraît souvent aller de soi. Nous avons peut-être une sorte d’aveuglement à ce sujet. Qu’au Brésil, un travailleur doive aller travailler sans désinfectant et sans mesures de protection au risque de sa santé et sous la pression économique de manquer d’argent pour se nourrir, il nous semble qu’il s’agit là d’une triste banalité de certains pays qui ne se reflètent pas comme des sociétés d’abondance. Ce serait le visage dur du capitalisme. On manque de moyen et on l’impose souvent politiquement par la force, les multinationales ayant le dernier mot. Et la société, parfois quasi ouvertement, accepte qu’il y ait des morts, faute de soins adéquats. Si elle ose faire ce « choix de société », elle invoquera l’impuissance pour se donner bonne conscience.

Cela paraît impensable d'arriver à notre société. Et pourtant. N’avons-nous pas les moyens ? Et où vont toutes les promesses de bonheur que nous promet implicitement le capitalisme et la publicité ? Le travailleur se sentirait peut-être lésé dans l’image du bonheur qu’on nous promet si finalement, nous n’avons pas les moyens de payer la facture sociale d’une société entièrement soignée, peu importe les coûts ou les sacrifices que cela implique. Il faut dire aussi qu’on la soigne selon le mode capitaliste et que la santé de nos systèmes de santé s’inclue aisément dans une logique industrielle qui aborde la santé selon ses propres modalités. La performance y est en un sens, mais un sens seulement, avec une tentation gigantesque de rendre dépendant d’une prescription plutôt que de guérir définitivement, notamment. Dans le cas qui nous concerne avec la crise actuelle, les plus cyniques parleront d’un abonnement implicite à Pfizer ou Moderna. Quel PDG le moindrement comptable se passerait d’une telle offre ?

D’un autre côté, pour d’autres secteurs du système de santé peut-être, l’ère de l’austérité n’est pas bien loin derrière nous. Qu’est-il arrivé entre temps ? N’est-ce pas justement le visage dur du capitalisme qui se pointait, celui qui laisse mourir les faibles et fait survivre les forts ? À la limite, l’austérité tape là où elle pense qu’elle peut se permettre de taper, chez les « paresseux » ou les « incapables », ceux dont on croit à tort ou à raison qu’ils sont responsables de leur sort socioéconomique. Mais la Covid-19 ne fait pas cette distinction. Elle frappe aussi le « bon travailleur » et encore pire surtout « le bon retraité » celui qui représente l’image d’un bonheur qui s’obtient dans nos systèmes capitalistes par le travail et la consommation. Il faudrait donc protéger cette personne pour protéger notre image de société d’abondance. Si l’on était un peu plus dur et plus près du capitalisme sauvage, on reverrait chacun à sa plus ou moins bonne santé, comme on revoit chacun au sort socioéconomique ou personnel qui le favorise ou le défavorise dès la naissance. Le concept de « retraite bien méritée » vient plus tard. Les faibles meurent, les forts survivent, telle est la loi de la mine et certains diraient la loi de la nature avec son vieux darwinisme social assumé. Dans notre société une telle loi briserait notre confiance dans la capacité du capitalisme de nous promettre le bonheur aux méritants, nonobstant quelque malchance comme une maladie. Si l’on considère plus ou moins facilement que le pauvre est responsable de sa pauvreté, il est différent d’imaginer qu’une société d’abondance puisse d’une certaine façon rendre responsable le malade de sa maladie quand il s’agit de l’attraper en quelque sorte au hasard. Nous responsabilisons alors bien plus le contaminant que le contaminé.

Quel renversement fascinant ! Combien le contaminé fait pitié alors que le contaminant est égoïste ! Bref, comment il y a des méritants qu’il faut protéger ! Quoi, chacun ne serait plus responsable de sa santé, comme pour tout le reste dans le capitalisme ? Chacun n’est-il pas responsable de son travail ? de son choix de carrière ? de ses loisirs ? de ses choix de vie ? de son style de yoga ? Demandez à nos industrieux, ils en savent quelque chose du fait de « se prendre en main » absolument dans tous les aspects de leur vie. Ils en sont tannants à la fin, mais voilà bien une exception actuelle qu’il faut noter et re-noter : que cette fois, les autres soient responsables de ma santé de méritant, de travaillant, de vacciné, de retraité, de vulnérable. Enfin, à travers ces bizarreries idéologiques, l’important est de faire croire que le progrès dans le système capitaliste d’abondance fonctionne et que des sacrifices que nous faisons au nom de ce progrès sont bien aux services des citoyens. On ne dira pas lesquels, bien-sûr, vous comprenez. Et pourtant, est-il si impensable que notre système de santé finit par retourner, ne serait-ce qu’en partie, à la case départ de l’absence de soins et même d’un genre de dédain pour les conditions de ses citoyens en général ? Le capitalisme et son darwinisme social n’y invite pas ? Il est difficile de prétendre « progressez » tout en étant impitoyable sous un aspect essentiel du système, à savoir qu’un travailleur ne vaut que son salaire et pas une maudite cent de plus. Et qu’on songe à un débordement quelconque de patient dans un hôpital et un certain nombre de mort qui en résulte et on imagine immédiatement à tout le scandale de « l’effondrement du système de santé ». Pourtant, en un sens, n’est pas la situation normale, même sans Covid, de certaines catégories de personnes pauvres chez nos voisins du sud ?

Pour sauvegarder nos croyances particulières à notre style de capitalisme, il faut donc protéger à tout prix nos hôpitaux quitte à sacrifier des libertés individuelles jugés moins essentielles par notre système et sa manière habituelle de nous promettre le bonheur. Il faut sauvegarder le travail et la consommation. L’école doit aussi s’y inclure, mais surtout comme préparation au travail et à la consommation. On demandera beaucoup à la famille, mais sous pression elle est généralement complice de la consommation pour tenir le coup. Quant au reste, la culture, les arts, l’amitié et tout ce qui se rapporte moins directement au travail et à la consommation sont à la limite des manières concurrentes de prétendre au bonheur. On peut alors, si besoin est, sacrifier les rares lieux qui s’y dévouent comme « lieux de propagation » pour protéger nos hôpitaux et leur image, la consommation de la santé. Une telle part de l’image de ce que le capitalisme avancé est sensé nous apporter comme bonheur s’y trouve, quand bien même la reconstruction d’un Tiers-monde par en dedans en fait n’est pas bien loin. L’austérité l’amène et nous n’assumons plus tout à fait la facture sociale d’une société parfaitement soignée, vieillissante d’autant plus. Il faudrait sans doute se brancher et assumer ses choix de société avec leurs conséquences respective. Bien sûr, on n’ose jamais révéler au grand jour les contradictions dans les finalités de nos institutions. Nous tenons trop à nos illusions. Cependant, le moindrement qu’on y réfléchit davantage, on développe alors le soupçon que même le capitalisme doux des sociétés d’abondance est intrinsèquement incapable de nous livrer ses promesses de bonheur, d’où un rejet complet de ses demi-solutions idéologiques de tout ce qui passe uniquement par le travail et la consommation pour nous rendre heureux, y compris du mirage d'une "belle retraite méritée".

 

 

vendredi 13 août 2021

Réflexion sur le port de la ceinture

Une façon commune de traiter les citoyens d’aujourd’hui est d’appuyer sur l’autorité et la discipline. Il y a toutes sortes d’obligation qui façonnent notre quotidien de telle sorte que certains comportements sont interdits, généralement parce qu’ils sont considérés comme dangereux. On a imposé, il y a de cela un certain temps, l’obligation de porter la ceinture dans une voiture en argumentant qu’un tel dispositif allait augmenter de beaucoup la survie des passagers lors d’accident. La position a cependant deux aspects : celui du bienfait du port de la ceinture et celui de son imposition par la loi. Rien n’empêche d’être convaincu ou d’adopter un comportement en raison de son bienfait intrinsèque. Faire intervenir l’autorité de la loi change néanmoins la nature de la décision à prendre puisqu’elle fait intervenir un rapport de force. C’est l’autorité sociale qui sanctifie par son poids un comportement sous la menace d’amende et de contravention.

Nombreux sont ceux qui acceptent d’emblée que l’État puisse agir sur les citoyens de cette façon comme dans l’exemple de la ceinture. Déjà, on peut prendre des exemples où l’intervention de l’État est évidemment nécessaire pour assurer la cohésion sociale. L’interdiction du meurtre, du vol et ainsi de suite protège les individus et leur permet de mener leur vie sans être inquiété sans cesse pour leur sécurité immédiate. Ce genre d’exemple atteste la nécessité d’une sorte d’autorité centrale, organisant un climat social propice pour les individus. D’un autre côté, dans une perspective commune et moderne la liberté individuelle et sa protection contre les groupes autoritaires (compagnies, partis, mafias, familles, religions, sectes, etc.) est une valeur importante. Contrairement à un État traditionnel ou totalitaire où un mode de vie est imposé par la force, la loi ne devrait qu’être usée que lorsqu’elle nécessaire pour le maintien de la société. Qu’en est-il du port de la ceinture ?

On peut aisément imaginer une société moderne qui aurait fait le choix de ne pas l’imposer par la loi en argumentant qu’il en revenait de chacun et de son jugement propre s’il préfère mettre la ceinture ou non. Une telle position paraît sans doute risible à plusieurs comme si le goût de la liberté était exacerbé au point de refuser l’obligation en la matière. Déjà, sauver des vies, n’est-ce pas un objectif louable ? Les citoyens qui militent contre l’obligation du port de la ceinture ont été considérés comme étant mal informés des risques liés à leur comportement potentiel. On confond aisément encore les deux positions, celle du refus du port de la ceinture et celle de l’obligation. Avec le sentiment que la position de celui qui tient à ne pas mettre sa ceinture soit intenable, certains en concluent donc que l’obligation est acceptable dans ces conditions.

En fait une partie du débat est rapidement évacué. À quel point l’État doit intervenir dans les comportements des citoyens ? Pour mettre l’accent sur la différence entre un État moderne et un État totalitaire, on pourrait dire que l’État totalitaire traite ses citoyens comme des enfants, incapables de décider par eux-mêmes. Il sait ou prétend savoir ce qui est bon et ce qui est mal pour eux, aussi, comme pour les enfants, il n’écoutera pas les caprices des citoyens et imposera un point de vue supérieur. Un enfant n’est généralement pas capable de comprendre que manger trop de sucre peut s’accompagner des conséquences néfastes pour lui, aussi, un adulte peut organiser généralement son alimentation en fonction de ses capacités à se raisonner lui-même et lui interdire certaines choses. Cela fait nécessairement partie de son éducation jusqu’à ce qu’il devienne un adulte, capable de faire la part des choses entre ses plaisirs immédiats et les conséquences qui peuvent accompagner ses décisions. À propos de ses citoyens, en principe, l’État ne peut faire intervenir la comparaison avec le traitement de l’enfant à moins que ceux-ci soient mal éduqués ou qu’il les considère en quelque sorte comme tel. D’ailleurs, un État totalitaire agit généralement sur les deux plans de l’éducation et de la loi en infantilisant ses citoyens de manière qu’ils ne soient jamais en mesure de prendre leur propre décision autrement que sous son égide. Et que la loi soit si peu écrite pour les citoyens ordinaires qui ne le verrait ? Nous sommes maintenus dans le statut des enfants face à elle. Mais voilà un autre sujet. Si l’on revient à notre cas, est-ce que le port de la ceinture peut être l’objet d’une décision autonome de la part d’adulte éduqué ?

Dans le cas de ce propos principal, une autre chose intervient et réhabilite quelque peu la comparaison avec l’enfant. Il s’agit tout simplement de l’autorité de la science. Comme nous l’avons vu, c’est à travers l’expertise médicale et technique que le port de la ceinture semble aller de soi et que son imposition paraît bénéfique. On suppose que tous veulent survivre et que le refus d’un petit geste comme le port de la ceinture a pour ainsi dire aucun argument expert pour le défendre d’où la comparaison avec un caprice d’enfant. Mais en fait, encore une fois, la situation est plus complexe. L’exemple de l’alimentation revient. Si l’autorité parentale est acceptée pour l’enfant en termes d’alimentation, l’État laisse libre les adultes de manger mal s’ils le souhaitent car on considère que les adultes savent eux-mêmes prendre leur décision en la matière et assumer les conséquences sur leur état de santé. Le médecin ou le nutritionniste, même s’il peut faire des recommandations en termes d’alimentation n’a ici aucun pouvoir coercitif sur les adultes. Sans doute que le plaisir de manger est trop évident et trop commun pour imaginer que nos États puissent adopter le même raisonnement qu’avec le cas de la ceinture. Il faut donc relativiser la médecine et lui opposer le plaisir ou la gastronomie, ce qui en fait plus facilement un choix personnel sans compter les contraintes pratiques liés à tel ou tel type de régime. Laissons donc l’alimentation de côté, qui semble bien défendue comme relevant de la liberté individuelle.

Y a-t-il d’autres comportements socialement acceptés qui ressemblent au cas de la ceinture de sécurité ? On pourrait penser au cas de l’escalade extrême. Une première avenue, similaire à l’obligation de la ceinture de sécurité empêcherait que des adultes puissent pratiquer leur sport sans un certain équipement ou dans certaines conditions. L’autre avenue serait au contraire de laisser la pratique libre dans la mesure où ce sont les participants qui assument pleinement les risques de leurs actions. Comme le plaisir de l’escalade extrême vient sans doute précisément du fait d’inclure un certain danger et même un danger de mort, on pourrait considérer que l’obligation d’une escalade sécuritaire serait infantilisant et autoritaire. Un adulte est responsable du degré de danger qu’il est en mesure d’accepter dans ce genre de pratique. Encore une fois, la notion de plaisir ramène un certain conflit de valeur que chacun peut estimer à sa manière selon le style de vie qu’il souhaite mener. N’est-ce pas la même chose pour la ceinture de sécurité en voiture ?

On pourrait argumenter en réponse que la société a décidé d’offrir gratuitement à tous des soins de santé, que l’on adopte un comportement sécuritaire ou non. En ce sens, une part du contrat social implique peut-être une considération des biens sociaux offerts aux individus. En repartie de cette offre de soin, on peut s’attendre peut-être à ce que les individus fassent preuve de solidarité et évitent d’augmenter les coûts de soins de santé par des comportements plus risqués. En admettant qu’un individu veuille ne pas mettre sa ceinture de sécurité, il pourrait générer s’il y avait un accident un coût supplémentaire pour la société, ce qui justifie l’interdiction de ce comportement. Évidemment un tel raisonnement pourrait s’étirer dans d’autres cas de figures inverses ou plus complexes. Rendrait-on responsable les individus de leur santé mentale par exemple ? Faudrait-il, alors, interdire certains comportements qui risquent d’augmenter les consultations en psychologie ? L’argument est le même, mais la santé mentale inclut tellement de chose de manière diffuse que l’application concrète est évidemment impossible, à la différence du port de la ceinture, plus précis comme type de comportement.

L’appel à la solidarité est peut-être justifié dans une certaine mesure, néanmoins il serait facile de voir que certains sont solidaires pour certaines choses et non pour d’autres ce qui renvoie ultimement à la priorité que chacun veut accorder pour telle ou telle solidarité particulière. Comme le monde moderne n’impose pas de vérité morale, le raisonnement par la solidarité est limité puisqu’il implique des solidarités différentes selon les individus. Si l’on sort du monde des valeurs et qu’on se concentre sur le raisonnement de type « compromis individu-société », on se peut poser la question d’une autre façon. L’offre de soin gratuit n’a pas nécessairement été voulu par l’individu. Aussi, dans l’hypothèse de l’accident, un compromis possible pourrait être de pénaliser les individus qui ont fait le choix de ne pas mettre la ceinture en leur faisant payer une partie des soins par exemple. De cette façon, le jugement de l’individu adulte serait sollicité puisqu’on lui remettrait en quelque sorte la « facture sociale » seulement dans la mesure où il aurait un accident. S’il n’y en a pas, il n’y a pas de conséquence négative à la société si ce n’est qu’il y a une plus grande variété possible de style de conduite. Voilà une manière de raisonner « en adulte » : juge et assume les conséquences s’il y en a. Ce serait le même type de jugement qui soutient la liberté du grimpeur extrême.

L’absence de ce genre de raisonnement dans les débats publics vient entre autres du rapport commun que l’on entretient face à la mort. Très rarement nous avons des individus qui ont le raisonnement du grimpeur extrême. Néanmoins, il faut bien admettre qu’ils existent et qu’ils ne tiennent pas à leur sécurité ou à leur vie dans n’importe quelle condition. En fait, de manière sous-jacente, c’est l’idée de la mort et du suicide qui s’y trouve. Une société qui interdit le suicide considère que toute personne qui ne souhaite plus vivre dans certaines conditions a besoin d’aide et doit nécessairement être protégée d’elle-même, même contre son gré donc. Entre le grimpeur extrême et le suicidaire, il y a suffisamment d’affinité implicite pour qu’on les condamne tout deux. Certes, l’opinion publique commence à admettre que certaines conditions médicales pourraient autoriser certains suicides sous forme d’euthanasie. Simplement, le raisonnement reste très préliminaire et est à quelque part « infantilisant ». Nous ne pouvons concevoir qu’un adulte qui n’est pas dans des souffrances physiques évidentes puisse vouloir se suicider. L’interdiction du suicide qui vient des régimes totalitaires chrétiens, peut en quelque sorte remonter jusqu’à la gestion des risques, même des risques personnels. « L’imprudent » a toujours tort ou paraît avoir toujours tort comme celui qui ne met pas sa ceinture dans une voiture. Mais il faut avouer qu’il s’agit là d’un jugement de valeur sur le degré de risque que l’on est capable d’assumer, non pas comme un caprice d’enfant, mais bien comme un adulte qui juge.

Il y aurait évidemment des liens à faire avec notre gestion des obligations sociales présentes dans les débats publics.

 


mardi 1 décembre 2020

Censure et méta-censure

S’il y a un mot d’ordre dans les médias actuellement, c’est de décrier la censure et de défendre la liberté d’expression. Il y a sans doute plusieurs paradoxes à ceci, dont le plus évident, à savoir que le censuré puisse librement exprimer son mécontentement sur une quantité impressionnante de plateforme médiatique.

Ce n’est pas ce type de censure qui nous intéresse, loin de là. Disons, pour établir une distinction que nous nous intéressons à des censures plus complexes que l’on pourrait appeler « méta-censure ». Il y a des censures que l’on censure même leur existence. Et parce qu’on censure leur existence, tous les grands pseudo-défenseurs de la liberté d’expression n’en parlent pas – soit en étant naïf ou en jouant les innocents. On fait comme si elles n’existaient pas.

Le fonctionnement typique des médias inclut nécessairement des choix et des sélections, lesquels sont renforcés par des habitudes et des manières communes de faire. Ces choix et ces sélections sont orientés selon un certain nombre de critères, lesquels sont souvent aussi économiques. Les médias se doivent d’être rentables et donc, souvent – spectaculaires, controversés, impressionnants, sensationnalistes, rapides, etc. Or, comment ces exigences de rentabilité pourraient être compatibles avec une totale liberté en termes de choix et de sélection? On parle parfois d’une ligne éditoriale d’un média particulier, comme devant faire en sorte que le journaliste donné puisse respecter le style ou l’esprit de ce média.

C’est pourtant un genre de censure évident. On a vu souvent des journalistes perdre leur emploi (ou être menacé de perdre son emploi) pour avoir dépassé les bornes de ce qui était acceptable dans un média donné. C’est une contrainte particulière certes et cela ne touche pas nécessairement tous les médias de la même façon. Mais il serait facile de voir que les institutions mêmes de publication et de diffusion pratiquent tous à un degré ou un autre une sorte de censure de fonctionnement, établissant entre autres leur place médiatique d’une manière qu’elle soit rentable. L’entente tacite pour faire partie du monde médiatique implique de jouer le jeu, au moins en partie.

Cette censure-là ne s’exprime pas directement. Elle se découvre indirectement et même se pratique aisément à l’insu même de ceux qui la font. Des personnes « habitués » guident ainsi les jeunes journalistes et écrivains à rentrer plus ou moins dans un genre de moule qui ne permet qu’une variété limitée d’articles, de chroniques ou d’analyses. Des thèmes sont ainsi considérés comme « tabous » - comme le fait qu’un journaliste ne puisse critiquer son employeur quand bien même il serait pourtant une personnalité publique comme une autre, ou les compagnies dont son média fait la publicité. On dit bien « Ne mords pas la main qui te nourrit ». Et la pression de se nourrir fait office d’une censure extrêmement efficace, d’abord pour solliciter une forme d’autocensure chez le journaliste ou l’écrivain, ensuite pour imposer un rythme de publication contraire à la véritable recherche et enquête libre de tout impératif. Cet humble blog n’échappe même pas tout à fait à cette sorte de censure puisqu’il est écrit qu’avec un temps de réflexion limité.

Il est donc quelque peu comique de voir certaine personnes s'offusquer de telle ou telle censure, alors qu'il devient clairs qu'ils participent eux-mêmes à d'autres formes de censures plus subtiles. Pourquoi s'intéresser davantage à cette censure plutôt que telle autre? Voilà une question elle-même souvent censurée ou ignorée, que ce soit volontairement comme de l'autocensure ou par naïveté et inconscience.

Une société qui prendrait vraiment à cœur la liberté d’expression garantirait à tous le fait de pouvoir survivre et se nourrir – permettant ainsi aux voies dissidentes de s’exprimer sans craindre autant le renvoie ou la perte de son gagne-pain.  

mercredi 11 novembre 2020

Réflexion sur George Yancy

J’ai relu une deuxième fois la lettre de l’universitaire George Yancy, qui invite à une introspection puissante sur la question du racisme et du sexisme.

https://opinionator.blogs.nytimes.com/2015/12/24/dear-white-america/

Même si je ne suis pas le destinaire premier, je peux m’inclure d’une certaine manière à l’exercice.

Je n’ai pas de honte à me reconnaître comme relativement raciste ou sexiste – je viens d’une société raciste et sexiste.

Si l’exercice de « tough love », exercice socratique de dépassement des fausses vérités qu’on se raconte pour se leurrer me semble effectivement très intéressant, proche des autres exercices philosophiques, je sens poindre un désaccord qui tient à l’extension de cette prise de conscience. Pourquoi s’arrêter ? J’aime mon « tough love » comme complet et systématique.

Car au fond, le propos de l’exercice de l’introspection proposé par Yancy est de nous mettre face à nos propres démons, nos idées enfouies en nous, nos mensonges qu’on se fait sur notre compte. Je trouve pourtant étrange de s’arrêter sur un ou deux bobos spécifiques, celui-là plutôt que tous les autres.

Est-ce à dire qu’il est plus important ? Qu’il soit plus médiatique ou spectaculaire, je le conçois aisément. Il y a des morts, de la violence explicite (avec tout l’arrière-fond implicite raconté par les victimes). Les caméras se braquent aisément sur ce thème. BLM et de fortes manifestations secouent les États-Unis. De même, est-ce que le sexiste est une tare enfouie en nous plus importante que les autres ? Il y a encore une forte présence médiatique de ceci : #metoo et l’ensemble de ses relents et conséquences. Personne n’aime être associé aux agresseurs, aux violeurs et aux harceleurs.

Que ces deux défauts (racistes et sexistes) soient les plus important à critiquer en moi me semble plus difficile à prouver. Dans le cas du racisme, on suppose que cette importance va de soi du point de vue de Yancy en tant que militant antiraciste. Pourtant, d’un point de vue détaché, cette importance se conçoit mieux lorsqu’on a une idée des autres thèmes et points de vue possibles. Bref, Yancy est peut-être, sans le savoir relativement ­scientiste dans le choix de son thème : il nous parle que du sien et il fait comme si c’était normal que chacun ne parle que de sa spécialité – y compris de sa spécialité « morale » laquelle serait aussi contingente que le fait d’être noir ou non, femme ou non, née en Amérique ou en Afrique, en Chine et ainsi de suite. Mais quelle morale digne de ce nom s’exprimerait ainsi, comme une spécialité, spécialité contingente lié à son capital potentiel de souffrance ?

Il y aura sans doute un problème de cohérence de tous ces discours moraux de spécialiste – il faudrait écouter les femmes pour le sexiste, les noirs, les autochtones, etc. pour le racisme, les populations du tiers-monde pour le colonialisme et ainsi de suite. Je veux bien me critiquer et me critiquer solide – en tough love, mais j’aime que ma critique de moi-même soit cohérente, harmonieuse, holistique, conséquente, logique – bref totale. Si je multiplie les lettres qui me seront adressés, elles toucheront leur cible pour peu que je ne me défile pas. J’aurai mal à tel ou tel aspect de mon égo. Mais ces cibles seront toujours partielles. Elles ne se parleront pas en moi. L’idée d’une spécialité morale me semble problématique si elle abandonne la perspective de créer un maximum de liens. Entre mon moi sexiste et mon moi raciste et mes autres moi mauvais que ma société m’a donné, il y a sans doute des influences, des liens, des continuités, des désaccords peut-être même. À moins que l’on accepte qu’il y ait de l’expertise possible en morale ? Ultimement, je crois qu’il y a surtout une possibilité d’un jugement, et, dès lors, d’un débat, d’une discussion. Laissons donc la morale ouverte au profane qui peut justement embrasser le tout de la morale dans son action.

Je change de sujet ? Oui. En fait, non : je pousse le sujet, je tente de le rendre cohérent, aussi grand que ce qu’on critique vraiment, soit, un système qui ne connaît pas les barrières des spécialités et des disciplines. La somme des expertises morales du monde est insuffisante pour faire un système moral qui se tient dans ses rouages les plus fins.

Yancy adresse ce problème d’ailleurs en critiquant le point de vue général que l’on peut associer à la philosophie, regarder les choses sub specie aternitatis – comme du point de vue de l’éternité. Il y voit encore un privilège blanc. Lorsqu’on demande aux noirs de se rendre à ce point de vue, on leur fait violence d’une certaine façon car ils n’ont pas autant le luxe que les blancs de s’abstraire de leur réalité concrète. Si sociologiquement, ce point de vue est valide, ce serait pourtant encore faire d’un point de vue partiel la matrice la plus importante qui expliquerait nos illusions. Et chacun ainsi se battra pour imposer « sa » matrice comme la plus importante. Les femmes pour le sexiste, les noirs pour le racisme, les habitants du tier-monde pour le colonialisme et ainsi de suite.

Je veux bien avoir mal et j’entends la peine et la souffrance. Mais je refuse de m’y laisser enchaîner. Je ne veux pas être de simples oreilles écoutant passivement la liste des experts moraux. Je cherche non pas en moi la pitié, mais la compassion, celle qui rétablie entre moi les victime une égalité de principe. D’accord, vous souffrez. Mais ceux que j’aime, c’est ceux qui défient leur souffrance. Ceux-là m’intéressent, car ils ont une figure héroïque. J’aime et j’admire la force d’un Martin Luther King ou d’autres qui ont cet esprit. Les autres, qui sont soumis ou passif face à leur mal, je n’y suis pour rien et je n’en ai rien à dire. Certains naissent difformes, c’est ainsi, on peut en être triste, on peut les plaindre. D’autres naissent au mauvais endroit, dans des milieux pauvres, violents, etc. Et d’autres encore s’assurent que ces milieux restent pauvres, exploitable, violents et parfois même explicitement, par des actions bien concrètes. Ceux-là sont immoraux et je les blâme.

Pourquoi me donner à moi, individu contingent et minuscule, cette responsabilité quasi-métaphysique du mal particulier qu’est le fait que tel individu souffre de racisme et pas moi? J’ai autre chose à faire qu’accuser stérilement l’Univers de tous les maux, en partageant avec lui le poids de l’Absurde. De même, je ne suis pas un Sauveur qui prendra la souffrance sur lui et qui prétendra sauver le monde ainsi. Mes désillusions se feront dans la lutte complète de tous les points de vue partiel et non dans quelque figure christique aussi lointaine que le paradis.

Dans le Christ, l’individu a effectivement la responsabilité du monde. On parle de Dieu aussi.

Comme individu athée, je veux bien avoir la responsabilité de mes actes, même si certains de mes actes font partie d’un système injuste et sont donc ainsi potentiellement complices. Mais je suis petit, une goutte d’eau dans l’océan et mes actions ou réflexions n’ont pas de pouvoir magique. Quand bien même j’aurais fait la meilleure critique du monde, la meilleure introspection du monde, si l’action citoyenne n’est pas collective, rien ne changera collectivement. Me rendre malade en réfléchissant à mon impuissance globale n’aidera pas la cause. Je préfère donc raisonner à la hauteur de mes vraies responsabilités et pouvoirs et abandonner le reste à l’univers.

Je suis un individu donc. Je « pêche » comme individu quand j’agis contre ma conscience, tout comme je n’ai de responsabilité que comme un individu. Et qu’est-ce qu’un individu peut faire de plus ? Des liens. Il peut se rendre compte comment sa société parle en lui et que ce discours forme un tout, avec des habitudes, des sentiments et des idées typiques. L’individu citoyen consciencieux est responsable de penser globalement et non pas partiellement, même si ce « partiellement » est pour lui existentiellement important.

Aussi, que nul n’entre ici que celui qui ne sait s’extraire douloureusement de ses points de vue partial et partiel.

Yancy, je vais relire et relire ton texte. J’aime l’introspection anyway. Mais est-ce que tu te rends compte qu’il exprime aussi un genre de scientisme ? N’ait pas peur du mot. C’est ton introspection de ton introspection qu’il le révèlerait. Moi aussi, je suis aussi scientiste malgré mes bonnes intentions pour ne pas l’être. Je viens d’une société scientiste, aussi je suis parfois complaisant lorsqu’on se spécialise, lorsqu’on s’expertise et qu’on trouve normal de le faire. Je tais ma voix lorsqu’il serait temps de défendre les points de vue holistiques, car comme ma société scientiste, j’aime être le spécialiste ou l’expert et je n’aime pas me contenter d’un point de vue général ou profane. Ça parait pauvre, mendiant, brouillon, amateur, vulnérable. Pire, ça fait que je doive spéculer – l’horreur suprême – et en plus c’est long et ardu. Aussi, je suis scientiste comme ma société est scientiste. La synthèse sera toujours mon défaut. Je me le cache parfois, je me console en me disant qu’on collabore dans nos spécialités de plus en plus spécialistes et que chacun fait sa part. Mais je me leurre, évidemment. On n’aura jamais le temps pour ces liens et on se perdra dans les points de vue partial et partiels.

Si on tient au mot « systémique » dans racisme systémique, il va falloir se rendre systémique dans notre pensée, dans nos sentiments, dans nos actions. Il va falloir se méfier de notre caractère partial et partiel. Il va falloir s’avouer comme scientiste, expert, spécialiste. Il en coûte beaucoup d’abandonner cette expertise et ce point de vue, ce serait comme de se détacher de nos plus belles forces – comme une citation qui nous démange qu’on aurait un goût énorme de partager.

Non, je ne ferai pas cet acte de scolarisation de mon discours. Du moins, je m’en méfierais. Ce n’est pas mon propos, qui tente de faire œuvre foncièrement générale.

À moins que l’on veuille régler justement un problème partiel et isolé ? Je veux bien aussi. Une certaine idée du militantisme l’appelle. Mais dans ce cas-ci, arrêtons de parler du racisme ou du sexisme « systémique » comme notre ennemi, mais plutôt, tel ou tel problème particulier à régler justement dans son aspect particulier. Nous savons que la politique est techniquement responsable de nos problèmes, c’est donc le lieu à investir, partiellement si c’est possible, globalement si ce ne l’est pas.

Ainsi, généralisons le processus. Que ce soit tout mon moi qui parle et non pas telle ou telle étiquette à attaquer qui soit présentement à la mode.

Je n’ai pas de honte à me reconnaître comme relativement raciste ou sexiste – je viens d’une société raciste et sexiste.

Je n’ai pas de honte à me reconnaître comme relativement scientiste – je viens d’une société scientiste.

Puis-je me reconnaître comme relativement philistin / brut ?

– Je viens d’une société philistine / brute.

Aimez-vous vraiment l’Art ? Pas « l’art », je veux dire l’Art ? Son sérieux? Sa vocation?

Ne vous cachez pas de ceci : vous êtes un philistin qui, au mieux, écoutez des séries sur Netflix. Moi aussi je suis philistin. Je suis complaisant avec les philistins en chef qui nous dirigent. Je me tais quand il est temps de parler d’Art, de Beau, d’Idéal, de Perfection. Je n’en ai rien à dire. « Des goûts et des couleurs, on ne se discute pas ». On sait ce que veut dire cette phrase : c’est la permission sociale d’avoir mauvais goût ou tout simplement s’en foutre. On n’en demande pas tant. Moi non plus, je n’en demande pas tant. Des bâtisses droites et fonctionnelles, c’est notre architecture normale. Le même canevas pour une quincaillerie, un CPE ou une école. On n’en voit même pas la violence. Elle n’est pas là la violence, à ce qui paraît. Elle n’est pas dans l’urbanisme, dans la télévision, ni dans la musique de magasin ou d’épicerie. Elle n’est pas dans la musique choisie par la radio. Elle n’est pas dans notre littérature ou dans notre absence de littérature, de poésie. Bref, elle n’est pas dans notre rapport à l’Art, on essaie de s’en convaincre. Il ne faudrait pas être « bourgeois », « snob », « intello ». Il ne faudrait pas être exigeant donc.

Je veux que « l’art » me divertie, me cristallise et m’apaise, et ça me suffit à ma vie de travailleur/consommateur.

Comme « artiste », je veux que « l’art » s’exprime subjectivement, au sens pauvre de « je, me, moi », dans ma tête. Je ne veux pas creuser et de toute façon le public ne le veut pas non plus.

Comme parent, je n’apprends pas à mes enfants à aimer l’Art. Je ne les initie pas vraiment à cela. Je m’en détourne moi-même, je choisi la même chose pour mes enfants (dont je prétends pourtant faire l’éducation mieux que quiconque). Je suis pressé, je suis fatigué et ce qu’on m’offre de facile et de rapide n’est pas de l’Art, c’est du divertissement abrutissant. Je cultive la puérilité chez mes enfants, je ne leur fais pas découvrir autre chose que ce qui me convient. Ce qui les rend cute, ce qui me fait passer un bon moment de divertissement, ce qui les rend plus dépendant face à moi, ce que je juge arbitrairement et subjectivement bon pour eux, voilà ce qui me convient. Je n’aime pas qu’ils grandissent trop, je ne pourrais plus me valoriser face à eux.

Je ferai pression pour que mes enfants ne se tournent pas vers l’Art, une fois adolescent ou jeune adulte. Les choix de carrière qui me déplaisent sont toujours ceux qui sont artistiques ou culturels. Ou si j’abandonne le terrain, j’encourage alors à transposer le plus possible ces carrières en termes de spectacle et de clinquant. Ça me rassure, car ils auront plus de chance d’avoir de l’argent, ce qui est plus important que l’Art. Ou bien je leur sers l’illusion qu’il est possible d’avoir une vocation culturelle sérieuse, doublée d’un travail à temps plein, illusion d’ailleurs qui me plait bien car elle me protège devant mes enfants sur mes propres choix dans ma vie, peu compatibles avec l’Art.

Tout le monde fait la même chose, on n’ose simplement jamais se le dire.

Disons-le alors : il est bien d’être brut et philistin. Je suis philistin et brut, je viens d’une société philistine et brute.

Puis-je me reconnaître comme relativement vaniteux ?

– Je viens d’une société vaniteuse.

Qui n’est pas vaniteux ici ? Qui n’aime pas dorer son image ?

Malgré toutes mes bonnes intentions, je crois que je suis vaniteux. Dites-le, vous aussi. J’aime représenter mes actions sous leur bon côté, leur bon aspect. Ma vie sur facebook est issue de cette volonté. Je compte beaucoup sur le regard des autres pour me forger une confiance. Quand je n’ai pas ce regard, je ne vais pas bien. Je m’accommode assez bien de mes défauts, mais ce qui me dérange, c’est quand les autres le sachent. Aussi, je triche. Je fais comme si. J’omet certains détails, j’en rajoute parfois.

Je joue la game des images dans ma profession. Si je peux obtenir des récompenses officielles en trichant, je le ferai.

Je passerai outre les problèmes qui viennent de ce goût pour les images.

Je n’ai aucun problème à duper les gens par mes images.

C’est normal dans une société de se vendre. Tout le monde se vend, s’affiche et parade. Les autres n’ont qu’à faire de même, c’est fair game comme ça.

Je fais violence aux gens, j’impose, j’attire l’attention.

Je connais les trucs pour. Je parle de ce que j’achète et je possède. Je me valorise par l’extérieur. J’y trouve mon identité parce qu’on fond, je ne suis peut-être pas très original. Comme d’autres, je rentre dans le moule, même si je dis que non. L’important, c’est que j’en donne l’illusion. C’est compliqué être vraiment original. Je suis complice de ce déficit d’authenticité qu’on s’inflige collectivement.

Je fais partie du « bruit » ainsi, de tout ce qui est plus bavard que fondamental, de tout ce qui n’a rien dans le ventre.

Je n’ai pas d’honneur. Je ne connais pas ce mot, vieilli d’ailleurs.

Je suis vaniteux, je viens d’une société vaniteuse.

Puis-je me reconnaître comme relativement pollueur / destructeur de l’environnement ?

– Je viens d’une société pollueuse / destructrice de l’environnement.

Qui n’est pas pollueur ? Qui ne détruit pas l’environnement?

Vous protestez : vous faites des efforts à l’épicerie en achetant ce qui est moins dommageable. Vous prenez le bus ou le vélo. Vous marchez.

Mais soyez honnête. Vous n’avez pas toujours le goût. Vous ne faites pas toujours l’effort. Ou pour certaines choses, vous passez outre.

Moi aussi je le fais.

Vous avez des oublis qui sont très à propos.

Vous oubliez le lien entre la démographie et l’environnement. Ce n’est pas une partie du discours environnemental que vous aimez.

Cela veut dire moins d’enfant.

Qui peut oser remettre en question ce droit, privé, sacré, de faire des enfants ?

Ça rend inconfortable. C’est briser les contes de fée qu’on se raconte en leur racontant des contes de fée.

Il vaut mieux parler d’autres choses. Souvent aussi, je parle d’autres chose quand je parle d’environnement.

Votre discours politique ou économique aussi vous trahi.

Quand vous chialez sur les BS, que vous souhaitez les voir travailler, vous oubliez que plus de travail signifie dans notre monde actuel, plus de consommation et plus de pollution.

Mais vous refusez de faire ce lien. C’est normal que tout le monde travaille et consomme. Il ne faut pas arrêter, cela ne fait pas de sens de chercher à arrêter.

Quand vous profitez d’une « bonne économie », vous profitez aussi de la planète.

Si le PIB est un actif, la Terre est notre passif.

Le gaspille est notre mode de fonctionnement normal.

L’économie verte est toujours plus économique que verte.

Mais je m’illusionne.

Mais je m’en fous.

Soyons honnête.

Je suis pollueur et destructeur de l’environnement – Je viens d’une société pollueuse et destructrice de l’environnement.

Puis-je me reconnaître comme relativement colonialiste?

– Je viens d’une société colonialiste.

Même si les colonies sont finies, je me reconnais comme colonialiste. Le peu de politique internationale que je sais est complaisant face aux différents pouvoirs impérialistes.

Ou je l’ignore tout simplement.

Je sais vaguement que mon café vient d’endroit où il est fort probable qu’il y ait coercition et répression et que mon pays « démocratique » appuie ceci.

Je me lave les mains d’Israël et des alliés oppressifs de l’Occident.

J’ai aucune mémoire de l’impérialisme américain ou des autres impérialismes même les plus évidents et les plus documentés. Je jouerai le faux sceptique à chaque fois qu’on ose prononcer le mot « complot ».

Parfois j’essaye peut-être d’acheter équitable.

Mais la totalité me rattrape.

J’achète d’Asie mes vêtements. Je n’ose pas déduire ce qui s’en suit logiquement.

Quand j’achète une poche de riz, je ne frissonne pas de ce que cela implique.

Ni les bananes.

Ni les produits ayant certains métaux précieux ou rares, nonobstant mes petites larmes quand j’ai écouté Blood Diamond.

Quant aux cultures, je les aime comme il se doit – en folklore ou en touriste superficiel.

Je pourrais bien être ouvertement xénophobe ou anti-immigrant mais je n’ai même pas besoin d’aller jusque-là. Il me suffit de me contenter de profiter de leur rôle actuel, qui est de nous fournir en cheap-labor supplémentaire et en citoyens de seconde zone. Je pourrais même réussir à me faire passer pour « ouvert d’esprit » de cette façon.

Je suis colonialiste – Je viens d’une société colonialiste.

Puis-je me reconnaître comme relativement légaliste?

– Je viens d’une société légaliste

Je n’ose jamais vraiment défendre le fait d’être souple, de laisser du lest ou de suivre autre chose que la bureaucratie à la lettre.

Je m’en lave les mains comme ça et personne ne peut rien me reprocher. Je ne tiens pas tant à ma liberté personnelle ou celle de mes collègues au travail car cela serait faire de moi une cible. Je ne veux pas que mes boss soient contre moi. Aussi je suis rigide. Je suis zélé, comme le premier de classe. Je m’habitue à la haute surveillance de mes patrons, de mon gouvernement et à être scrupuleusement dans les normes. J’encourage indirectement l’excès juridique. Peut-être que j’en profite aussi et que cela justifie mon travail. Je peux être boss des bécosses.

Je n’oserai jamais défier les normes de sécurité ou de prendre des risques même si les règles n’ont pas de sens.

Comme citoyen, je pense toujours au pire, je réclame toujours plus de surveillance, de contrôle et de lois. Je ne suis pas capable de lâcher prise. Ou si je suis capable, je n’en parle jamais devant ceux qui capotent au moindre bobo / accident / mort, voire à la moindre possibilité de bobo / accident / mort.

J’encourage l’infantilisme, la procédurite, les pouvoirs de contrôle et d’oppression.

J’encourage le tabou de la mort, la vénération hypocrite de la santé (alors que je passe outre tous les effets négatifs de mon légalisme sur la santé mentale et physique), la culture du pire scénario.

Je suis légaliste – Je viens d’une société légaliste.

Etc.

Je pourrais multiplier les accusations, mais j’essayerai de ne pas être scientiste dans mon approche. Aussi je tenterai de faire des liens.

Peut-être que j’échouerai. Au moins l’élan sera là.

Mon colonialisme encourage mon racisme.

L’idée qu’il y ait des gagnants et des perdants sous l’angle de l’économie et de la politique internationale me conforte dans l’idée qu’un citoyen a plus ou moins de valeur, selon la place de son pays dans le monde.

De cette idée, j’en tire la conclusion qu’il est correct de dévaloriser la vie de certaines personnes ayant certains traits – ce qui nourrit mon racisme.

Derrière, il y a l’idée de compétition et de la chance.

J’y participe comme acteur – et j’y inclut ma famille et mes proches.

Je peux être naïf au point de croire que ceux qui « réussissent » le méritent et qu’il n’y a jamais au fond un rôle important à la chance – la même qui me fait citoyen de tel ou tel pays, homme ou femme, dans tel milieu plutôt que tel autre avec tel bagage plutôt qu’un autre.

Ou alors, si je considère qu’il s’agit d’une question de chance, alors j’en profite tout simplement comme un gagnant à la loterie. S’il y a injustice, alors, elle est existentielle : pourquoi moi plutôt qu’un autre ?

Devant le silence, je n’ai rien à dire.

Je m’absous du reste, de la part mienne des injustices, celle que je crée explicitement par mes actions.

Mon légalisme encourage mon sexisme, mon racisme et mon aspect pollueur et destructeur de la nature.

Mon pointillisme légal justifie l’impuissance des tribunaux et du système judiciaire tant pour le racisme que le sexisme.

Ce pointillisme donne du lest pour mystifier l’oppression raciale ou sexuelle, de manière à la rendre acceptable.

Il tend à donner confiance à ceux qui savent être strict et utiliser cette rigueur à leur avantage ce qui tend aussi à favoriser les riches – ayant les avocats et les « loopoles » juridiques de leur côté. Par extension, riche signifie blanc et homme.

Côté environnement, mon légalisme me donne l’occasion de mystifier ma responsabilité réelle : ce ne sont que mes droits, ce n’est que mon emploi, c’est le plus que ce que je peux faire, etc.

Mon scientisme encourage mon légalisme, mon aspect pollueur et destructeur de la nature de même qu’il m’encourage à être brut et philistin

Le fait d’abandonner les lois et le système judiciaire à des experts favorise en moi l’idée que la loi n’est pas pour le simple citoyen, le profane.

Une telle idée m’encourage à accepter sans trop se questionner le cadre pointilleux dans lequel je me trouve, de même qu’à utiliser cet excès de loi et de bureaucratie à mon avantage plutôt qu’à vouloir à le réformer.

Je suis ainsi complice du mensonge commun qui consiste à croire qu’il est possible « que nul n’est censé ignorer la loi » dans notre système. Faudrait-il vraiment la connaître la loi ? Mais elle n’est pas à nous cette loi. Elle change constamment, elle s’alourdie de jurisprudence, connue à peine par les experts eux-mêmes. Elle sera nécessairement l’outil de ceux-ci, servant ceux-ci et leurs employeurs. Parce que je suis scientiste, je ferme les yeux sur tout ceci.

De même, mon scientisme facilite le court-circuit du discours environnementaliste. Parce que chacun a sa spécialité, on légitime le discours de ceux qui ont des œillères environnementales évidentes. On encourage le cherry-picking des propos qui me justifient comme consommateur et pollueur ce qui rend acceptable les demi-mesures.

Le goût de l’expertise dévalorise la perspective artistique, ce qui me rend philistin et brut : elle la rend bêtement subjective, non-valide et sans profondeur. Je ne veux pas paraître comme stupide à croire encore à des choses comme la beauté ou la perfection. J’y associe parfois, sans m’en rendre compte, l’idée de superstition. Je veux paraître solide comme un expert, avec des chiffres et des données si possibles.

Ma vanité encourage tous mes défauts : racisme, sexisme, scientisme, philistin et brut, colonialiste, pollueur et destructeur de la nature.

De manière évidente, ma vanité cultive mon image. Tout ce qui attaque mon image est à tasser de côté, à minimiser ou à taire.

Je fais ainsi des efforts pour paraître moral et non pas l’être.

Je ne creuse pas non plus la réflexion sur ce qui serait vraiment moral ou non. Je risquerai de me rendre compte que je souhaiterai être moral d’une autre façon que celle de mes compatriotes. Aussi, on m’accusera de tous les maux et je serai une cible.

Je ne veux pas paraître égoïste même quand je le suis. Faussement, je m’affiche comme altruiste, simplifiant sans doute l’opposition entre les deux termes.

Je suis peut-être croyant parce que les autres le sont ou du moins je considère potentiellement cet aspect dans mon image quand bien même j’accepterais des dogmes incohérents et des superstitions creuses au passages, avec leur impact négatif évident, pour moi ou pour les autres.

Lorsque je voudrai le bien des autres, ce sera toujours à partir de ce que je voudrais pour moi-même. Je refuse d’imaginer d’autres perspectives et de relativiser la mienne. Indirectement, je me remettrai en question. Je suis terrorisé par cette idée.

Le regard de mon groupe me dupe sur ma vraie valeur morale.

Il vaut mieux que j’accepte comme telle la morale commune plutôt que d’en faire la critique.

Cela me crée des alliées qui me valoriseront à mon tour.

lundi 5 octobre 2020

Sur la liberté de choisir ses débats

J'ai décidé, il y a de cela quelque temps que je vais choisir mes débats.
Cela peut paraître étrange. 

N'est-ce pas une décision qui implique une sorte de fermeture d'esprit? Est-ce que cela signifie qu'il y aura des choses dont je ne considérerai pas ou plus ?

On pourrait effectivement me reprocher de m'isoler mentalement de certaines questions. Ce n'est pas là mon intention. Au contraire, ce serait pour mieux réfléchir que je vais essayer de choisir mes débats.
Comment comprendre ceci ?

Il y a, dans l'actualité et dans le monde contemporain, une certaine attitude commune qui considère les débats comme étant pour ainsi dire "déjà constitués". On pourrait presqu'en faire la liste, en tirant les sujets récurrents des grands titres de journaux ou en y réagissant plus ou moins directement. N'est-ce pas pourtant un simple préjugé sur la nature des débats ?

Je crois plutôt qu'un vrai débat "se forme" et "se compose" pour ainsi dire par notre propre participation. Les débats préformés nous fournissent des questions prémachées par d'autres, par l'opinion ou par des traits plus ou moins forts de notre culture. Or, je n'aime pas qu'on "prémâche" ces questions pour moi. Je suis bien capable de poser les concepts fondamentaux des débats par moi-même et de les relier à toutes sortes de choses qui ne sont pas considérés dans le "prémâchage" actuel. 

Aussi, il y a bien des débats que je n'aurai jamais. 

Notamment, je ne me rapporterai jamais aux débats sous l'angle du moraliste étroit. Investi par la puissance de sentiment que donne certaines indignations morales communes, la façon dont le moraliste étroit se rapporte à la morale est surtout de l'ordre d'une sorte de condamnation. Elle peut certainement être légitime dans beaucoup de cas. Cependant, le ton du moraliste suggère quelque chose d'autre, de plus ou moins borné qui va dans le sens inverse d'une ouverture aux considérations fines et aux réinterprétations originales de la question. Pour le dire autrement, le plus moraliste entretient son indignation plus ou moins convenue, plus il devient plus fermé à la remise en question des perspectives habituelles. C'est là, avouons-le, une position généralement contraire à la philosophie.

Mon rapport à la morale est tout autre. 

Dans les débats que je choisis, j'aime au contraire me rapporter à la morale originalement, c'est-à-dire, en faisant des liens que d'autres ne considèrent pas usuellement et en explorant des perspectives nouvelles et inattendues. Il y a bien des façons d'être moral qui ne sont pas conventionnelles. J'aurai tendance à dire que ces façons originales sont bien souvent supérieures aux autres. Or, c'est précisément cette perspective qui fait en sorte que je veux choisir mes débats où les termes du débat permetteront l'expression d'oppositions décalées des débats plus classiques ou conventionnels. 

Essayons quelque chose qui servira d'exemple. 


Voici, en sorte de préambule à notre réflexion la définition marchande ou capitaliste de la santé

Sens 1 : Absence de maladie ou présence de maladie contrôlé par médication et traitements (générant profits et capitaux) Sens 2 : Absence d’excuse pour ne pas travailler (diminuant le PIB et le travail) 

On ignore le reste tant que cela n’est pas un problème qui rentre dans les deux catégories précédentes : 

La fatigue, la déprime, le découragement, le stress, l’angoisse, l’ennui, la solitude, la dépendance (aux médicaments, à l’alcool, à la caféine, aux divertissements : facebook, jeux-vidéo, télévision, séries, etc.), la dépendance affective, la peur, le harassement publicitaire, etc. 

Certes, dans nos sociétés, on peut encourager ici et là la pratique d’activité physique, de même que l’adoption de « saines habitudes de vie », mais c’est souvent encore mal parler et penser à l’intérieur de la santé marchande. 

La notion « d’activité physique » est pensée comme un travail de s’entretenir le corps. Aussi, on normalise son caractère pénible, déprimant, lourd et plus ou moins abstrait que l’on pense souvent comme un devoir. Le sport n’est pas une « activité physique » comme telle, c’est un plaisir gratuit de participer à un genre de jeu qui a aussi la caractéristique de faire bouger. Il en est de même de la danse ou des autres arts plus ou moins « actifs ». Recommander de faire de « l’activité physique », c’est d’exiger d’être malheureux, travaillant et affairé en bougeant bien qu’on puisse se satisfaire de je-ne-sais quel « résultat ». Bref, c’est pervertir la vraie santé qui est aussi liberté et joie, dans le processus comme dans la fin. 

« Les saines habitudes de vie » est tout autant une expression que l’on peut analyser dans son sens plus ou moins pénible, voulu par le devoir important dans nos sociétés de rester un fidèle travailleur. On pense immédiatement à la nourriture, au sommeil et à avoir un certain équilibre d’activité. Le reste semble plus lointain. Analysons le rapport à la nourriture. Quand on demande de bien manger, on pense d’abord à la valeur nutritive, aux vitamines et aux minéraux que l’on consomme. Or, c’est ignorer les exigences de l’art culinaire, qui a son décor propre, son plaisir, son rythme particulier, son ambiance aussi et qui implique souvent le partage ou l’amitié. Celui qui mange « bien » mais sans plaisir n’est pas «vraiment » en train de prendre soin de lui-même, en dehors d’être en mesure de travailler. L’art culinaire n’est pas une « saine habitude de vie » au sens isolé du terme : c’est un plaisir qui demande du temps et un contexte. Il ne faut pas ainsi abstraire certaines habitudes de leur contexte qui est complètement déterminant. La santé au sens capitaliste ne cherche que le travailleur fonctionnel qui est déjà pris dans un contexte de production. Aussi, elle se satisfait particulièrement des habitudes saines « à la va vite », sans grande profondeur, sans loisirs « sérieux » et sans art. Aussi, elle préfère les « checklists » déprimantes aux manières plaisantes de faire dans leur forme comme dans leur contenu. 

De même, la qualité du sommeil est un aspect important des « saines habitudes de vie ». On y insterait normalement surtout sur la régularité, sur le fait d'éviter de s'exposer à de la lumière tard et ainsi de suite. Pourtant, on pourrait aussi voir dans le sommeil l'idée d'avoir une vie riche en rêves. Or, nous le savons, ces périodes où notre subconscient nous fournit des rêves profonds et significatifs sont souvent des périodes riches en aventures, en expériences et en explorations sentimentales. Est-ce là ce que "de saines habitudes de vie" veut ordinairement dire ? Pas du tout. On tient plutôt à l'ordre du travailleur et de la routine qu'à l'ordre de l'exception aventureuse qui s'accompagne aussi d'un foisonnement d'idées. Contrairement aux considérations mécaniques du sommeil, ne serait-ce pas mieux et plus significatif d'apprendre à "mieux rêver" ? Ne serait-ce pas une "saine habitude de vie" si tel se peut ? "Habitude" est peut-être un mot qui connote trop l'idée d'une routine stable. Pourtant, en un autre sens, les habitudes peuvent très bien se retourner contre elles-mêmes. Ainsi, on peut avoir l'habitude de se défaire de ses habitudes - ou du moins de ne pas s'y laisser enfermer. L'art du sommeil "créatif" implique aussi quelque chose de psychologique qui rebondit sur bien d'autres considérations. 

L’expression « saines habitudes de vie » comporte aussi le focus typique du capitalisme étroit : l’idée que l’individu n’est jamais qu’un individu. Je veux bien adopter des « saines habitudes de vie », mais il se trouve que l’urbanisme de ma ville, son trafic, sa pauvreté architecturale, sa laideur fonctionnelle et publicitaire de même que l’organisation économique, politique et bureaucratique qui structure ma vie veulent plutôt le contraire. Je veux bien me battre, mais si je me bats, c’est que certains ne tiennent pas tant à ma santé. Je dirais même qu'ils semblent prendre goût à ma perturbation, tant qu’elle leur rapporte. Je voudrai bien vivre le moment présent, par exemple. Il se trouve que plusieurs ne veulent pas vraiment, je le sens par leurs cris et leurs appels incessants. Ces gens là d'abord et par extension la société seraient bien hypocrite si je devais comme individu, me sentir coupable de leur part dans ma non-santé. D'autres y avaient vu l'occasion de parler en image d'une conspiration dépressioniste. On "conspire" à vous déprimer. Le "burn-out" est pénétré de social.

On pourrait dire qu'on se préoccupe de santé mentale maintenant. Mais on s'en préoccupe selon la définition capitaliste ou marchande de la santé. Aussi, il est rare qu'on pensera que ce genre de santé a des liens directs avec la culture, la pratique des arts, de la philosophie, de la méditation, de l’introspection, les plaisirs de l’amitié et de l’amour (entendus au sens fort et non simplement au sens de compagnon plus ou moins superficiel de divertissements). Qui verrait d'un bon oeil que la santé publique investissent dans toute une architecture sociale, culturelle, artistique et philosophique?

Encore une fois, notre système marchand ruine ceci autant qu'il le peut. Il bâtardise la culture et les arts et les transforment en spectacles et divertissements plus ou moins superficiels avec toute la publicité qui s'y joint. Autant que possible, il transforme les philosophes en spécialistes, en sophistes, en charlatans ou en érudits scolaires, secs et ennuyants de manière à pouvoir les tolérer. Il associe toute pratique de soi, toute vocation intérieure à la superstition la plus crasse (qu’il utilise dans les médias d’ailleurs comme moyen de division entre prolétaires) et il fait perdre le goût aux autres de ralentir la cadence en les inondant constamment de travail et de compensation du travail dans le divertissement. Finalement, il rend l’amitié et l’amour improbable ou difficile dans un monde où il serait normal de ne penser qu’à ses intérêts étroits et superficiels, à son divertissement et à son image en se « vendant » perpétuellement, chacun étant pris dans des compétitions malsaines de vanité, encouragées par la compétition ambiante. 

Qu’est-ce que la santé alors, définit autrement ? 

C’est la vigueur, l’énergie, la fierté qui viennent du fait qu’on vit en accord avec soi-même, dans ses idéaux propres les plus élevés. La santé a un rapport avec la liberté que l’on pourrait définir dans l’idée d’une autonomie consciencieuse où il ne s’agit pas seulement de ne pas être contraint de l’extérieur, mais où il s’agit surtout de désirer vraiment de vivre comme on le fait. Dans de nombreux cas, il est possible d’être libre en ce sens même sous le cadre de lois plus ou moins strictes, quoiqu’il arrive assez régulièrement des conflits importants.

Cette définition implique cependant l’idée qu’il serait possible d’être « biologiquement » malade et pourtant, à quelque part, « en santé » et même beaucoup plus en santé que d’autres qui sont pourtant «de grands malades de l’intérieur ». En un sens, la lutte qui est impliqué dans mon corps quand je suis malade est pratiquement la même quand je suis confus ou divisé avec ce que je veux. Je me détache de moi-même et j’en fais l’objet d’une aversion, d’une séparation de mon désir. Lorsque je désire la forme physique, ce désir expulse virtuellement la maladie de moi-même. Et lorsque je suis biologiquement en santé, mais que je désire expulser quelques traits de caractère qui sont pourtant encore en moi, je vis ce même rapport de parasite, vivant avec un étranger, subissant l’invasion. Et si mes désirs forment des tensions et des impasses, à moins d’un exercice de transformation, ils ne pourront que résulter en un genre de désir brimé, où je sens ne pas « être moi-même ». C’est là être en contradiction avec soi-même ou confus sur ce qu’on veut. L'aliénation est une autre forme de maladie. Et qu'il y ait même des pandémies d'aliénation semble déranger pas grand monde. On a une vision si pauvre de la santé.

Le sage serein mais pourtant « malade » a moins de contradiction en lui. Aussi est-il souvent plus en santé que les autres, même s’il va mourir d’un moment à l’autre.

Voyez ? 

Il y a bien des "débats" dans mon texte, mais ce sont d'autres débats que les vôtres. 

mercredi 23 septembre 2020

Réflexion sur la publicité

 

La publicité implique faussement l’antériorité du marché sur l’individu et sa subjectivité. En vantant les produits qu’elle cherche à vendre comme nécessaire, elle pose l’individu dans une situation initiale de manque et de besoin fondamentalement non comblé. Selon la fiction publicitaire, seul l’achat du produit ou du service, posé comme facile et accessible, pourra faire en sorte que l’individu se sorte de ce manque supposé.

Évidemment que tout ceci est une illusion.

Personne n’est complètement dupe au point de croire que les promesses de bonheur contenues dans la publicité sont réelles.

Pourtant, l’effet répété de la publicité ne vient pas seulement avec cette idée fausse. L’antériorité supposé du marché pourra aussi finir par générer des idées ou des thèses implicites. L’idée que le bonheur puisse être associé à un « résultat » s’y trouve. Toute marchandise s’achète effectivement comme un résultat, dans lequel se trouverait le bonheur, souvent d’ailleurs entendu comme satisfaction. Le marché ne peut pas vraiment vendre de « processus » comme tel, puisque celui-ci impliquerait une part active de l’individu, ce qui contredirait l’antériorité supposé du marché. Certes, on peut vendre des imitations de processus et des simulacres où l’on fait croire que ce sont les clients qui sont aux commandes de l’appareil de production. Ainsi en est-il de ceux qui se targuent de vendre « des aventures » en mode tout inclut. C’est une contradiction dans les termes puisqu’une réelle aventure ne peut jamais être « toute prête » et le marché ne peut ainsi jamais l’offrir. Ainsi, en réalité, le contrôle du processus de production échappe largement aux consommateurs qui devront s’accommoder surtout des résultats que leur offre le marché.

Attaché au résultat par l’idée de la publicité et de sa fausse antériorité, même lorsqu’on pense que l’argent ne fait pas le bonheur, on serait ainsi porté à réfléchir cependant au bonheur en termes d’objectifs et non en termes de processus ou de manières de vivre. Je serai heureux quand je serai aimé, entouré de mes enfants, célèbre, avec tel diplôme ou reconnaissance explicite, avec une maison, etc.

Si c’est l’idée du résultat est plus subtile sans doute et plus largement partagée aussi, elle n’en est pas moins perverse.

Parce qu’elle se centre sur les résultats et qu’elle occulte les manières, elle permet aussi d’éviter l’aspect le plus vil qui se trouve dans la publicité, à savoir sa fausseté.

Le bonheur est dans le résultat – et non pas dans le processus. C’est une idée qui conforte les publicitaires eux-mêmes qui peuvent alors se justifier dans les résultats (la vente) et non dans les mensonges, les duperies et les manipulations qu’elles impliquent. La publicité est une pratique cynique par défaut qui implique l’acceptation de l’idée que la fin justifie les moyens (et même les moyens douteux).

Emportant toute notre société dans ce cadre, il devient pour ainsi dire normal d’être confus entre ce qui est faux et ce qui est vrai, ce qui est authentique et ce qui est de l’ordre d’une toute aussi normale manipulation, duperie et brainwash quotidien. Elle nous suit partout et nous laisse pratiquement jamais tranquille.

Faut-il, dans ce contexte, s’étonner de la prégnance de la paranoïa dans nos sociétés ? Nous acceptons de plein gré, en prétendant être au-dessus de ses effets une pratique explicitement manipulatrice dans son processus. Nous la normalisons même. De toute façon, puisque ce qui importe, à la fois pour le publiciste et pour le marché, ce sont les résultats, la dénonciation de ce processus semble aussi irréaliste que celui qui aurait la « naïveté » d’attendre la vérité de ses concitoyens.

Aussi, tout le monde ment, tout le monde publicise, tout le monde cherche l’efficacité des résultats, en flattant son image si possible, en cultivant sa vanité, en trahissant autant que possible les choses : le processus étant normal. Il est même omniprésent.

Bref, si la fabulation paranoïaque, dans ce qu’elle a d’idiote est si présente et si tenace dans nos sociétés, c’est parce qu’on aime la publicité et qu’on la trouve normale. Il suffit de faire le raisonnement inverse et d’en tirer les conséquences.

Si ces discours idiots vous tannent tant, interdisons la publicité alors.