La critique la
plus facile, la plus typique, lorsqu’on aborde la philosophie, c’est en juger
son accessibilité. Son vocabulaire intellectuel, technique, passablement
universitaire et précis rebute la plupart des gens. N’est-ce pas là un drame ?
De dire, à la suite de tant d’autres que ceux qui ont précisément le plus
besoin de s’instruire, de réfléchir à leurs idées, d’élargir les horizons de
leurs réflexions sont exactement ceux-là qui se découragent devant l’effort intellectuel
demandé ? Jonathan Frazen, un auteur américain, dit : « Je ne peux
prétendre que le grand public écoutera ce que j’ai à dire. Je ne peux prétendre
subvertir quoi que ce soit, parce que le lecteur capable de décoder mes
messages subversifs n’a nul besoin de les entendre »[1].
L’intellectuel lorsqu’il parle, à qui s’adresse-t-il ? Est-ce à lui-même, à ses
pairs ? En cela, l’art contemporain semble avoir le même problème ou à tout le
moins la même critique : les artistes « du milieu » se
renverrait la balle à eux-mêmes, et l’art dont la visée est de s’adresser à
tout le monde, dans les faits s’adresse plutôt à un milieu initié.
À l’inverse, une
philosophie accessible et vulgarisée se fait plutôt « snober » par
les intellectuels universitaires lorsqu’elle se traduit en psycho-pop,
spiritualité et art de vivre. Promenez-vous dans un Renaud-Bray et regardez les
livres sur les étagères. Sans nécessairement être d’emblée mauvaises, il reste
que beaucoup de ces « sagesses » sont plutôt simples, parfois
simplistes, et dans le pire des cas sophistiques. Il faut avouer que la
vulgarisation en ces domaines attire aussi des personnes de plus ou moins de
bonne foi qui cherchent moins une réelle sagesse qu’une renommée. Une recette
pour mener votre vie ? Le guide du bonheur en dix étapes faciles ? Voilà qui
sonne douteux, au moins pour notre petite voix en nous qui nous avertit que les
choses sont rarement aussi simples.
De même, si
l’on fait la comparaison avec le milieu de l’art, comment juge-t-on du travail
d’un artiste ? Le nombre de ventes ? L’art a aussi bien son lot de
charlatanerie si l’on veut, dans le sens de la superficialité. Certes, parfois,
c’est précisément ce que des gens veulent. L’accessibilité est ici mise de
l’avant, peut-être au prix d’un approfondissement ou d’une certaine
authenticité. N’est-ce pas ce qu’on demande à la philosophie en la taxant
d’élitisme?
La
démocratisation de la réflexion devrait idéalement permettre aussi bien une
certaine quête de l’excellence, de la rigueur et en général d’une profondeur du
niveau de réflexion. Cependant, Tocqueville l’avait déjà prédit, les réflexions
de surface seraient légion dans les démocraties[2].
L’isolement avec lequel chacun prétend avoir des réflexions authentiques ne
concorde pas avec la manière dont l’information, les réflexions et les
idéologies sont véhiculées en démocratie. Nous baignons dans un monde
d’influence, un monde riche, complexe, varié, bigarré même. Reconnaître et
apprécier ces influences nécessite d’ouvrir le passé, de faire une certaine
généalogie des idées. Or, voilà justement ce que la plupart des vulgarisations
ne font pas : elles « partent à neuf », comme si l’on n’avait
jamais réfléchi à la question par le passé, comme si toute l’histoire de la
philosophie n’avait aucun rapport avec la façon dont on pense aujourd’hui. De
cette manière, avec cette amnésie programmée en tête, on est tout prêt à
remâcher les mêmes idées, tout en prétendant faire du neuf.
Bien sûr,
ouvrir l’histoire des idées donne le vertige et nécessite tout un effort de
traduction, de réactualisation, de réinterprétation, et ainsi de suite. À moins
d’une certaine persévérance et d’une ouverture d’esprit renouvelé, il est bien
plus confortable de rester au niveau d’une réflexion relativement superficielle
et facile. Parfois, des auteurs ont cependant le don de mixer une accessibilité
avec une certaine profondeur.
Comme pour
beaucoup de choses, l’idéal est un certain équilibre, ici entre l’accessibilité
et l’approfondissement. De toute façon, ces deux pôles coexisteront toujours et
passeront de l’un à l’autre et de l’autre à l’un selon des cycles ou si l’on
veut, des modes. Si l’expansion des idées appelle une vulgarisation, une
vulgarisation appelle au contraire un approfondissement pour compléter et
renouveler ces idées, ce qui appelle une autre vulgarisation, etc. On doit avouer qu’il serait un peu étrange de
souhaiter un nivellement par le bas, sous prétexte qu’une majorité de gens s’y
tient sans qu’il y ait, corrélativement, un mouvement d’approfondissement.