«Cette «distance» par rapport à la forme de vie commune de la
collectivité se traduit par une répugnance à se soumettre aux obligations de la
justice libérale. D’où la «crise de légitimation» des démocraties libérales :
elles exigent des citoyens de plus en plus de sacrifices au nom de la justice,
mais ils ont de moins en moins de choses en commun avec ceux en faveur de qui
ils doivent faire ces sacrifices. Aucune forme de vie commune ne vient
légitimer les exigences de l’État neutre. » Kymlicka, les théories de la justice, p.245-246.
Dans un monde où chacun se
reconnait instinctivement comme faisant partie d’une même société, il est
facile de faire admettre des concessions à une partie de la population au nom d’une
sorte d’unité nationale. Le sentiment de la «nation» est légitimation des
compromis et des acceptations.
Dans un monde où l’on ne se
reconnaît pas, dans un monde où les étiquettes et le brainwash médiatique font
interface entre une série d’individu et les autres, on ne peut plus compter sur
ce sentiment de la «nation» pour légitimer quelque chose qui me dérange. Ma
conception de la nation implique un «in» et un «out». Associant ma nation avec
un minimum de forme de vie commune, ceux qui n’ont pas la forme de vie commune
sont dès lors, de facto, éliminés de ma nation. L’anathème du «eux contre nous»
fonctionne sous cette logique.
Il s’en suit un effet double :
ceux-là même qui sont déjà exclu par l’absence de forme de vie commune le sont
d’autant que s’ils se tournent vers les tribunaux – vers la justice abstraite –
ce sera le signe qu’ils nécessitent l’usage d’une force extérieure à la nation,
force qu’on ne peut reconnaître comme étant propre à celle-ci. La légitimation
des tribunaux est culturellement vouée à une impasse : ceux-ci ne peuvent
se réclamer d’un sentiment national sinon en échouant d’être objectif. Les yeux
bandés de la justice implique de ne pas raisonner comme des patriotes. Ce n’est
pas de dire que toute culture se vaut, mais c’est surtout de dire que le juge
ne peut pas se fier au sentiment populaire dans ses décisions.
Il n’y a rien d’étonnant qu’on
décrie cette «démocratie des juges» dans l’opinion conservatrice. Ce droit n’est
pas mon droit, car il implique de reconnaître ce que j’exclus, soit, ceux qui
ne partagent aucunement une sorte de forme de vie commune.
On pense qu’il s’agit d’un
complot canadien ou multiculturaliste. Je pose la thèse qu’il s’agit plutôt d’une
tension nécessaire en la forme abstraite de nos démocraties et les modes
concrets d’expression de celle-ci, entre les lois et les us et coutumes. Cette
tension ne disparaît pas comme par magie avec l’interculturalisme qui vise une
certaine adoption et intégration à une culture dite «centrale». Or, pour d’autres
questions, il s’agit pourtant de la même tension : même si la
discrimination est «abstraitement interdite», les «us et coutumes» continueront
de favoriser un certain modèle type de citoyen, travailleur, politicien et
ainsi de suite. On ne change pas une culture légalement, comme on n’impose pas
une forme de vie par la loi. N’empêche que la culture qu’on souhaiterait
commune pour se reconnaître entre nous fait question. Dérangeantes questions !
De l’autre côté, une certaine
forme de conformisme encourage un climat social plus propice à un engagement
citoyen ou politique. On dit bien, «Ce qui ressemble s’assemble.» Cette force
peut comme de fait générer des espoirs quant à la faillite morale extrême de
nos démocraties. En suivant cette ligne, nous avons là un modèle d’urgence
possible, mais tôt ou tard, il faudra l’admettre : ce conformisme n’est-il
pas une autre dérape ? Sauver la démocratie par l'état d'urgence devrait sonner une
cloche historique à nos oreilles. Une des voies d’unité que le peuple allemand
des Nazis a choisie pour régler la tension, c’est d’unir la loi et la coutume
rassemblée autour d’une grande figure qui parait à la fois être la légitimité
de la loi et la légitimité de la coutume. En clair, c’est la voie du fascisme. L’unité
d’un groupe n’a ni contre-pouvoir, ni distance. C’était bien la distance le
problème de la démocratie ? Il faudrait bien l’admettre, reprendre en main la
démocratie, ce n’est pas en finir avec la «distance» qu’elle implique. Voilà
pourquoi le mouvement fondateur de la démocratie devient crucialement indépendant
et libre de toute volonté conformiste de l’usurper. On ne règle rien ici si on
n’a pas compris ce danger.
Nous sommes ramenés à la forme
abstraite, la constitution de texte fondateur qui protège le peuple contre
toutes les dérapes possibles. Or, cette fois-ci, admettons que cette forme
serait voulue par le peuple. Ce n’est pas une autre façon de faire la boucle ?
À quelque part, il n’est pas étonnant qu’au sortir de la deuxième guerre
mondiale le sentiment était porté vers une forme d’abstraction qui serait le
modèle de ce qu’on tenterait de faire pour l’avenir : la déclaration
universelle des droits de l’homme. Si le cheminement du peuple finit par
réclamer une justice pour tous, nous avons pour un temps cette reconnaissance d’une
double légitimité : celle du peuple, mais celle de la loi. Je suis dès
lors près à reconnaitre cet autre avec lequel je ne partage rien, mais avec
lequel je n’ai pas le choix d’écouter comme mon égal, au moins pour un temps,
au moins pour la loi seulement.
Nous avons sans doute oublié à
quel point la loi impopulaire mais objective est servante du peuple. Lorsque la
loi, c’est une histoire de «chum» et de négociation, la culture devient culture
de corruption. On ne le sait que trop bien. Vouloir un traitement égal pour tous, même
ceux que j’hais personnellement ou culturellement, ce n’est pas rien.
Pourquoi tout ce détour pour
parler de laïcité ?
C’est que la laïcité provient de
textes fondateurs mais abstraits : ils n’ont que faire des us et des
coutumes du peuple et c’est tant mieux. Voilà justement la garantie de sa valeur
! La laïcité un peu trop culturellement établie n’est qu’une gigantesque
hypocrisie, c'est une laïcité complice des plus puissants, des plus «normaux». Prenez le peuple dans son moment fondateur, là où il écrirait
lui-même sa constitution. J’espère qu’il sera assez intelligent pour ne pas
être encore catho-laïque même si cela lui fait mal d’admettre que ces
individus différents et dérangeants seraient aussi à considérer.