mardi 3 octobre 2017

«Cette «distance» par rapport à la forme de vie commune de la collectivité se traduit par une répugnance à se soumettre aux obligations de la justice libérale. D’où la «crise de légitimation» des démocraties libérales : elles exigent des citoyens de plus en plus de sacrifices au nom de la justice, mais ils ont de moins en moins de choses en commun avec ceux en faveur de qui ils doivent faire ces sacrifices. Aucune forme de vie commune ne vient légitimer les exigences de l’État neutre. »  Kymlicka, les théories de la justice, p.245-246.

Dans un monde où chacun se reconnait instinctivement comme faisant partie d’une même société, il est facile de faire admettre des concessions à une partie de la population au nom d’une sorte d’unité nationale. Le sentiment de la «nation» est légitimation des compromis et des acceptations.

Dans un monde où l’on ne se reconnaît pas, dans un monde où les étiquettes et le brainwash médiatique font interface entre une série d’individu et les autres, on ne peut plus compter sur ce sentiment de la «nation» pour légitimer quelque chose qui me dérange. Ma conception de la nation implique un «in» et un «out». Associant ma nation avec un minimum de forme de vie commune, ceux qui n’ont pas la forme de vie commune sont dès lors, de facto, éliminés de ma nation. L’anathème du «eux contre nous» fonctionne sous cette logique.

Il s’en suit un effet double : ceux-là même qui sont déjà exclu par l’absence de forme de vie commune le sont d’autant que s’ils se tournent vers les tribunaux – vers la justice abstraite – ce sera le signe qu’ils nécessitent l’usage d’une force extérieure à la nation, force qu’on ne peut reconnaître comme étant propre à celle-ci. La légitimation des tribunaux est culturellement vouée à une impasse : ceux-ci ne peuvent se réclamer d’un sentiment national sinon en échouant d’être objectif. Les yeux bandés de la justice implique de ne pas raisonner comme des patriotes. Ce n’est pas de dire que toute culture se vaut, mais c’est surtout de dire que le juge ne peut pas se fier au sentiment populaire dans ses décisions.

Il n’y a rien d’étonnant qu’on décrie cette «démocratie des juges» dans l’opinion conservatrice. Ce droit n’est pas mon droit, car il implique de reconnaître ce que j’exclus, soit, ceux qui ne partagent aucunement une sorte de forme de vie commune.

On pense qu’il s’agit d’un complot canadien ou multiculturaliste. Je pose la thèse qu’il s’agit plutôt d’une tension nécessaire en la forme abstraite de nos démocraties et les modes concrets d’expression de celle-ci, entre les lois et les us et coutumes. Cette tension ne disparaît pas comme par magie avec l’interculturalisme qui vise une certaine adoption et intégration à une culture dite «centrale». Or, pour d’autres questions, il s’agit pourtant de la même tension : même si la discrimination est «abstraitement interdite», les «us et coutumes» continueront de favoriser un certain modèle type de citoyen, travailleur, politicien et ainsi de suite. On ne change pas une culture légalement, comme on n’impose pas une forme de vie par la loi. N’empêche que la culture qu’on souhaiterait commune pour se reconnaître entre nous fait question. Dérangeantes questions !

De l’autre côté, une certaine forme de conformisme encourage un climat social plus propice à un engagement citoyen ou politique. On dit bien, «Ce qui ressemble s’assemble.» Cette force peut comme de fait générer des espoirs quant à la faillite morale extrême de nos démocraties. En suivant cette ligne, nous avons là un modèle d’urgence possible, mais tôt ou tard, il faudra l’admettre : ce conformisme n’est-il pas une autre dérape ? Sauver la démocratie par l'état d'urgence devrait sonner une cloche historique à nos oreilles. Une des voies d’unité que le peuple allemand des Nazis a choisie pour régler la tension, c’est d’unir la loi et la coutume rassemblée autour d’une grande figure qui parait à la fois être la légitimité de la loi et la légitimité de la coutume. En clair, c’est la voie du fascisme. L’unité d’un groupe n’a ni contre-pouvoir, ni distance. C’était bien la distance le problème de la démocratie ? Il faudrait bien l’admettre, reprendre en main la démocratie, ce n’est pas en finir avec la «distance» qu’elle implique. Voilà pourquoi le mouvement fondateur de la démocratie devient crucialement indépendant et libre de toute volonté conformiste de l’usurper. On ne règle rien ici si on n’a pas compris ce danger.

Nous sommes ramenés à la forme abstraite, la constitution de texte fondateur qui protège le peuple contre toutes les dérapes possibles. Or, cette fois-ci, admettons que cette forme serait voulue par le peuple. Ce n’est pas une autre façon de faire la boucle ? À quelque part, il n’est pas étonnant qu’au sortir de la deuxième guerre mondiale le sentiment était porté vers une forme d’abstraction qui serait le modèle de ce qu’on tenterait de faire pour l’avenir : la déclaration universelle des droits de l’homme. Si le cheminement du peuple finit par réclamer une justice pour tous, nous avons pour un temps cette reconnaissance d’une double légitimité : celle du peuple, mais celle de la loi. Je suis dès lors près à reconnaitre cet autre avec lequel je ne partage rien, mais avec lequel je n’ai pas le choix d’écouter comme mon égal, au moins pour un temps, au moins pour la loi seulement.

Nous avons sans doute oublié à quel point la loi impopulaire mais objective est servante du peuple. Lorsque la loi, c’est une histoire de «chum» et de négociation, la culture devient culture de corruption. On ne le sait que trop bien. Vouloir un traitement égal pour tous, même ceux que j’hais personnellement ou culturellement, ce n’est pas rien.

Pourquoi tout ce détour pour parler de laïcité ?

C’est que la laïcité provient de textes fondateurs mais abstraits : ils n’ont que faire des us et des coutumes du peuple et c’est tant mieux. Voilà justement la garantie de sa valeur ! La laïcité un peu trop culturellement établie n’est qu’une gigantesque hypocrisie, c'est une laïcité complice des plus puissants, des plus «normaux». Prenez le peuple dans son moment fondateur, là où il écrirait lui-même sa constitution. J’espère qu’il sera assez intelligent pour ne pas être encore catho-laïque même si cela lui fait mal d’admettre que ces individus différents et dérangeants seraient aussi à considérer.